en une : Cours philo : Dieu

Théâtre et représentation

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Dissertation
Pensez-vous qu’une pièce de théâtre, pour être vraiment comprise, ne puisse être réduite à la lecture du texte, mais doive être représentée ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, les lectures que vous avez faites et vos expériences de spectateur.

Document 1
L’Illusion comique, acte V, scène 6, (1660)
Corneille

Pridamant est venu chercher auprès du magicien Alcandre des nouvelles de son fils Clindor, qui a fui la trop grande sévérité de son père. Le magicien lui montre alors la vie de son fils sous forme de «spectres animés», dans une grotte. Ici, Clindor est devenu comédien, et il vient de jouer une tragédie, dans laquelle il a le rôle d’un personnage tué d’un coup d’épée. Son père croit alors que son fils est réellement mort et il se lamente : mais Alcandre lui dévoile la scène suivante :

(On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui partagent leur argent)

PRIDAMANT
Que vois-je ! Chez les morts compte-t-on de l’argent ?
ALCANDRE
Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent !
PRIDAMANT
Je vois Clindor, Rosine, ah ! Dieu ! quelle surprise !
Je vois leur assassin, je vois sa femme et Lise !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
ALCANDRE
Ainsi, tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poème récité, partagent leur pratique.
L’un tue et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié,
Mais la scène préside à leur intimité ;
Leurs vers font leur combat, leur mort suit leurs paroles,
Et sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su par leur fuite
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
PRIDAMANT
Mon fils comédien !
ALCANDRE
D’un art si difficile
Tous les quatre au besoin en ont fait leur asile,
Et depuis sa prison ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons et lui, dans leur métier,
Ravissent dans Paris un peuple tout entier.

Document 2
Le Mariage de Figaro, acte I, scènes 7 et 8, (1784)
Beaumarchais

Le jeune page Chérubin, qui découvre les premiers émois du cœur et des sens, vient d’être renvoyé du château d’Aguas Frescas par le Comte Almaviva qui l’a surpris en compagnie d’une jeune paysanne sur laquelle il a lui-même des vues. Chérubin vient donc trouver Suzanne, la femme de chambre de la Comtesse Rosine, pour lui demander d’intercéder auprès de celle-ci, dont il est secrètement amoureux. Chérubin a dérobé le ruban de nuit de la Comtesse à Suzanne qui cherche à le lui reprendre. Puis il promet à celle-ci de lui donner « mille baisers » ; l’entretien tourne à la course-poursuite, autour d’ « un grand fauteuil de malade» qui occupe la chambre « à demi démeublée » où se déroule l’acte premier de la pièce, jusqu’à l’arrivée inopinée du Comte.

SCENE 7 (fin). SUZANNE, CHERUBIN
CHERUBIN voit le Comte entrer ; il se jette derrière le fauteuil avec effroi.
Je suis perdu !
SUZANNE. Quelle frayeur !...

SCENE 8. SUZANNE, LE COMTE, CHERUBIN, caché
SUZANNE aperçoit le Comte. Ah !… (Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)
LE COMTE s’avance. Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation… bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci.
SUZANNE, troublée. Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi…
LE COMTE. Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à toi. Bazile ne t’a pas laissé ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour t’expliquer mes vues ; écoute. (Il s’assied dans le fauteuil)
SUZANNE, vivement. Je n’écoute rien.
LE COMTE lui prend la main. Un seul mot. Tu sais que le Roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène avec moi Figaro ; je lui donne un excellent poste ; et, comme le devoir d’une femme est de suivre son mari…
SUZANNE. Ah ! si j’osais parler !
LE COMTE la rapproche de lui. Parle, parle ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la vie.
SUZANNE, effrayée. Je n’en veux point, Monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie.
LE COMTE. Mais dis auparavant.
SUZANNE, en colère. Je ne sais plus ce que je disais.
LE COMTE. Sur le devoir des femmes.
SUZANNE. Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur , et qu’il l’épousa par amour, lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur (1)…
LE COMTE, gaiement. Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette ! ce droit charmant ! Si tu venais en jaser sur la brune (2) au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur…
BAZILE parle en dehors. Il n’est pas chez lui, Monseigneur.
LE COMTE se lève. Quelle est cette voix ?
SUZANNE. Que je suis malheureuse !
LE COMTE. Sors, pour qu’on n’entre pas.
SUZANNE, troublée. Que je vous laisse ici ?
BAZILE, crie en dehors. Monseigneur était chez Madame, il en est sorti, je vais voir.
LE COMTE. Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil… assez mal ; mais renvoie-le bien vite. (Suzanne lui barre le chemin, il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page, mais, pendant que le Comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.)

(1) Selon l’ancienne coutume féodale, le Seigneur a le droit de passer la nuit de noce avec les nouvelles mariées.
(2) Au crépuscule.

Document 3
Le Roi se meurt, scène finale, (1962)
Ionesco

Marguerite et le Roi sont seuls en scène.

MARGUERITE
[…] Tu n’as plus la parole. A qui pourrais-tu parler ? Oui, c’est cela lève le pas, l’autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône.) Tiens tout droit, tu n’as pas besoin de ton gourdin, d’ailleurs tu n’en as pas. Ne te baisse pas, surtout , ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône.) Plus haut, encore plus haut, monte, encore plus haut, encore plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône.) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit… Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (A mesure qu’elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… trois… quatre… cinq… les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer . C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ? Tu peux prendre place.
Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant la dernière scène, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important.
Maintenant il n’y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis le Roi et son trône disparaissent également.
Enfin, il n’y a plus cette lumière grise.
La disparition des fenêtres, portes et murs, Roi et trône doit se faire lentement, progressivement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume.

Document 4
Hamlet, acte III, scène 2, (1601)
Shakespeare

Entrent Hamlet et trois des comédiens.

HAMLET. Dites ce texte, je vous prie, comme je l’ai récité pour vous, lestement, d’une langue légère ; mais si vous le beuglez, comme le font tant d’acteurs, j’aimerais autant que le crieur de ville dise mes vers. De même, ne sciez pas trop l’air avec votre main, comme ceci, mais usez de tout avec discrétion ; car au milieu même du torrent, de la tempête, et, je pourrais dire du tourbillon de la passion, vous devez trouver et susciter de la modération qui puisse rendre le style fluide. Oh, tout cela me navre au fond de l’âme de voir un robuste gaillard en fureur, sa caboche sous une perruque, mettre en morceaux un discours passionné, le réduire en loques, et fendre, les oreilles des spectateurs du parterre qui, pour la plupart, ne sont capables d’apprécier que les pantomimes inexplicables et le fracas. Ce gaillard-là, je voudrais qu’il fût fouetté pour charger Termagant et pour rager plus fort que le tyran Hérode. Je vous prie, évitez cela.
PREMIER COMEDIEN. Je vous le garantis, Votre Honneur.
HAMLET. Ne soyez pas trop insipides non plus, mais que votre propre discernement soit votre guide. Réglez vos gestes sur les mots, et votre parole sur l’action, avec cette spéciale observance de ne jamais excéder la modération de la nature. Car tout ce qui est ainsi exagéré est contraire au dessein du théâtre, dont le but dès l’origine jusqu’à nos jours, était et demeure, de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature ; de révéler à la vertu ses propres traits, à ce qui méprisable son vrai visage, au siècle même et au corps vivant du temps leurs formes et empreintes. Or, si cela est exagéré ou exécuté d’une manière imparfaite, quand même le spectacle ferait rire les gens sans discernement, il ne peut que désoler les gens de goût, et le jugement d’un seul d’entre eux doit peser de plus de poids dans votre estime, que celui de tout un théâtre rempli des autres. Oh, il y a des comédiens que j’ai vus jouer – et j’ai entendu certains faire leur éloge, et cela hautement – qui, sans vouloir proférer des propos impies, n’ayant ni l’accent d’un chrétien ni même l’allure d’un chrétien, d’un païen, d’un humain, se pavanaient et beuglaient de telle sorte que j’ai pensé que des manœuvriers de la Nature avaient fait les hommes, et les avaient mal faits, tant ils imitaient l’humanité abominablement.
PREMIER COMEDIEN. J’espère que nous avons corrigé cela passablement bien chez nous.
HAMLET. Eh bien corrigez-le tout à fait.

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Une des difficultés d’approche du théâtre est son caractère éphémère. La représentation est inscrite dans le temps, et elle est bien souvent unique. La sollicitation de tous les sens complique encore l’appréhension du phénomène théâtral : on voie, on entend, on sent, on ressent le théâtre. Aussi est-ce sans nul doute un défi que de saisir enjeux et portée de l’œuvre représentée. Le théâtre nous parle souvent de nous : c’est un art qui sans cesse s’adapte et n’est pas indifférent à la société. C’est la raison pour laquelle on doit y prêter l’oreille : il a quelque chose à nous apporter. La solution consisterait donc à « lire le théâtre » au lieu de le « vivre » Mais ne perd-on pas l’intérêt même de l’expérience en tentant ainsi de mieux en profiter ? Ne peut-on appréhender le théâtre que par la voie de l’expérimentation ? Le théâtre peut-il être contenu dans un livre ? Nous étudierons donc quels aspects du théâtre sont « textuellement transmissibles » et lesquels ne le sont pas.

Certes, la pièce de théâtre est écrite pour être représentée. La définition même du théâtre implique cette étape ultime qu’est la représentation. En effet, on parle de « phénomène théâtral » pour désigner la situation d’interaction entre le public et l’acteur. Elle est très particulière, car on ne la trouve nulle part ailleurs. Des comédiens exécutent une « mécanique » rituelle, très travaillée, qui conditionne leurs paroles et leurs gestes. Cette exécution machinale n’aurait aucun sens sans une tierce personne : le public. Son regard seul sauve cette simulation de l’absurde, puisqu’il s’agit justement d’imiter, de créer l’illusion de la vie. Le jeu théâtral doit donc, jusqu’à un certain point, subjuguer le public et lui faire croire à sa réalité. Le théâtre repose sur l’illusion de vérité, qui ne prend toute sa force que lorsque l’action se passe sous nos yeux, et non dans un livre. Car c’est de la même manière que procède le roman, qui nous donne une impression de réalité, et que, par un effort d’imagination, d’abstraction, nous faisons, l’instant d’une lecture, notre réalité. Dans L’illusion comique, Corneille souligne bien cette « supercherie » qu’est le théâtre. Pridamant, qui croit avoir assisté à une rétrospective de la vie de son fils, par un tour de magie inexplicable, voit à la fin du spectacle les comédiens quitter leurs rôles. Il ne comprend pas comment ceux qu’il a vu mourir peu de temps auparavant se réunissent encore avec leurs assassins : « Quel charme […] réunit les vivants et les morts ? » De la même manière, nous, public, nous ne doutons pas une seconde de la sincérité de Garcin qui, amer, constate que « c’est ça l’Enfer. Je n’aurais jamais cru. Vous vous rappelez ? Le souffre, le bûcher, le gril … Ah quelle plaisanterie ! Pas besoin de gril : l’enfer c’est les autres » Nous nous immergeons entièrement dans la tension croissante, nous prenons part aux conflits et prenons même parti en faveur de l’un ou l’autre des protagonistes. Nous prenons même pour naturel que la scène se passe en enfer et que les personnages soient morts. La pièce de théâtre use donc de différents procédés pour créer l’illusion de la vie. Le plus important étant la représentation d’une situation réaliste devant un public devenu crédule. Voyons plus précisément une technique illusoire spécifique au théâtre.

La double énonciation est un procédé propre au théâtre, et constitue la base de sa crédibilité. En effet, les comédiens, revêtus de leurs rôles propres, ne tiennent pas des propos sensés : ils se donnent la réplique. Ils créent ainsi l’illusion d’un dialogue, et se doivent pourtant de toujours rester sincères. Là encore, quoi de plus absurde que de répéter des paroles sans aucun rapport avec la réalité, si ce n’est de faire croire au public à une réalité « virtuelle » à laquelle renvoient ces paroles. Les paroles que l’acteur adresse à l’autre acteur ont en fait pour destinataire une tierce personne, celle qui écoute en silence, celle qui n’est pas contenue dans la réalité de la pièce mais qui a une position de voyeur omniscient : le public. Ainsi est-il parfois plus savant encore que les protagonistes eux-mêmes lorsque, connaissant le décalage entre les propos de l’un et les réponses de l’autre, il rit du quiproquo qui déchire deux personnages. Et à plus forte raison voit-il les intrigues de certains contre d’autres. Dans Beaucoup de bruit pour rien, une comédie de William Shakespeare, le public comprend que si Don Pedro, Claudio et Leonato jurent avoir entendu Béatrice dire qu’elle aimait Bénédict, c’est justement parce qu’il est caché pour les entendre, et que leur but est de le lui faire croire. Le public n’est pas dupe, puisqu’il voit ce que les personnages ignorent. C’est ce même stratagème qui donne naissance au monologue. L’acteur transmet à voix haute ses pensées factices, dans l’intention de se faire entendre par le public, et lui révéler son intériorité. Ainsi, dans l’Ecole des femmes, Molière fait-il parler Arnolphe devant le seul public afin de lui exposer toute la complexité psychologique du personnage déchiré entre colère, désespoir et passion. Et sous prétexte de clarifier pour lui-même ses pensées, il révèle que « [son cœur] s’enflammait de bouillants transports » et délibère pour enfin révéler sa décision : affronter Horace, qui veut épouser Agnès. Le procédé de double énonciation, qui n’existe pas dans la littérature, où les dialogues sont, de toute manière, fictifs, donne au théâtre sa dimension unique. Voyons à présent un aspect encore plus précis du théâtre, qui ne peut avoir lieu qu’au cours d’une représentation.

Le théâtre dans le théâtre est une situation qui n’a de sens qu’au cours de la représentation. En effet, la mise en abyme existe aussi en littérature, où il s’agit de décrire un personnage qui écrit, et renvoyer ainsi indirectement à l’auteur. Le même processus existe dans le théâtre. Il s’agit alors de mettre en scène des acteurs qui jouent leurs propres rôles, ou simplement les personnages qui se heurtent aux difficultés de mettre en scène une pièce de théâtre. Ce jeu de miroir compliqué n’est vraiment efficace que si les acteurs existent, car lire des personnages qui montent un spectacle n’est pas surprenant, puisqu’on lit de toute façon des didascalies qui indiquent les choix de mise en scène. Le véritable « clin d’œil » est de voir les acteurs quitter tout à coup la réalité de la pièce pour revenir à la réalité du spectateur. Ce basculement de situation qui brise, en quelque sorte, le charme de l’illusion théâtrale est très pertinent, car il crée en fait une seconde illusion : celle que les acteurs quittent réellement la pièce, et qu’ils ne jouent plus de rôle mais redeviennent eux-même. Or, cette scène tant travaillée et apprise n’est aucunement réelle : il s’agit seulement d’un nouveau rôle revêtu par l’acteur, celui de sa profession. Ainsi, William Shakespeare aime à mettre en scène la création théâtrale. Dans Hamlet, tout d’abord, il dresse la critique de ses contemporains, par les mises en garde d’Hamlet aux comédiens : « si vous beuglez [le texte], j’aimerais mieux que le crieur de ville dise ces vers », « ne sciez pas trop l’air avec votre main » ou encore « ne soyez pas trop insipide non plus » Le public comprend que, loin de ne renvoyer qu’à la réalité de la pièce, ces paroles sont valables pour la réalité de tout comédien. De la même manière, dans Le songe d’une nuit d’été, il ajoute à l’intrigue principale la lente création d’une pièce de théâtre imaginaire intitulée, non sans humour, « La très lamentable comédie de la très cruelle mort de Pyrame et Thisbé » Shakespeare met ici en scène les sept villageois essayer de préparer la pièce pour les noces de Thésée et Hippolyta. Après la distribution des rôles, où l’on voit les conflits entre acteurs pour des rôles aussi farcesques qu’un mur ou qu’un lion, on assiste à quelques dilemmes de mise en scène, notamment sur la nature du texte du lion, ou encore l’intonation optimale du rugissement : « Rugir trop férocement ferait hurler les duchesses et les dames […] je rugirai comme un rossignol » Nous avons donc vu que certains effets scéniques propres au théâtre ne sont efficaces que lors d’une représentation, et restent insipides à la lecture.

L’appartenance d’une œuvre au genre théâtral la destine donc, par définition, à être représentée. L’illusion de réalité qui est le propre du phénomène théâtral ne prend sa force qu’à travers la représentation, et certaines dimensions scéniques, comme la mise en abyme, ne sont pas perceptibles en dehors de celle-ci. Cependant, l’œuvre théâtrale fixée sur un support contient tous les éléments nécessaires pour être comprise à la lecture. On peut donc « voir », comprendre, apprécier et dans une certaine mesure vivre une pièce de théâtre à travers la lecture.

Le support écrit d’une pièce de théâtre fournit tous les éléments de compréhension au lecteur. En effet, toute l’intrigue théâtrale tient dans la parole et dans les gestes. Tout ce qui n’est pas visible au public est relaté par des allusions. Les actions des personnages, leurs gestes significatifs sont signalés au lecteur par l’intermédiaire des didascalies. Mais la psychologie des personnages, les tensions entre protagonistes et les dynamiques de l’intrigue sont plus ou moins clairement présente dans leurs paroles. C’est les actes et leurs conséquences qui traduisent le plus souvent les enjeux de la pièce. Le dramaturge crée des situations qui viennent illustrer ses idées, et il n’est nul besoin de les voir se dérouler pour comprendre ses intentions. La portée philosophique éventuelle de l’œuvre se cerne par l’étude de ces situations, de ces opinions et des relations entre les personnages. Ainsi, dans la pièce d’Albert Camus intitulée Les Justes, l’action principale est toujours à l’arrière plan. Aussi bien les deux attentats contre le grand duc de Russie que la pendaison de Kalialev ne sont que relatés par les dialogues entre les terroristes. Il n’y a donc pas d’esthétique scénique de ces trois situations, qui pourtant sont très fortes. Aussi est-ce l’analyse de la situation et des opinions des terroristes qui nous permet de dégager la problématique philosophique de la pièce : qu’est ce qu’être juste ? Peut-on utiliser la violence comme moyen pour accéder à une fin noble ? De la même manière, on comprend le personnage de Don Juan à travers ses paroles et ses actes, relatés à travers les dialogues et les situations théâtrales. Ainsi des maximes comme « c’est une affaire entre le ciel et moi » ou « je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit » nous permettent, sans l’intervention de la mise en scène, de cerner le caractère de Don Juan : un athée qui ne veut croire au ciel que pour le défier, et renverser l’ordre établi. Au plan strictement factuel, lorsqu’on « lit » Don Juan tenter l’ermite pieux en lui demander de jurer pour une pièce d’or, on peut aisément, du moins sans voir la représentation visuelle de la scène, comprendre quels sont les enjeux : Don Juan met à l’épreuve la vertu, la foi par la tentation. La lecture nous permet donc de comprendre les enjeux, le sens et la portée de la pièce. Mais notre lecture n’est pas une analyse objective, mais bien une représentation mentale de l’action.

La lecture d’une pièce est une interprétation personnelle. En effet, tout œuvre littéraire n’est que suggestion. La pièce de théâtre qu’on lit, au même titre que le roman ou la poésie, est lacunaire, car elle n’est pas exhaustive. Elle nous laisse une totale liberté d’interprétation. Le lecteur se sert donc de la base de l’écrit pour greffer des sentiments, des souvenirs, des fantasmes qui lui sont propres. Il va s’approprier l’œuvre, et en quelque sorte la dénaturer. Mais l’interprétation est un passage obligé pour la compréhension. Dans le théâtre, la lecture personnelle conditionne donc, en tenant plus ou moins compte des indications éventuelles, toute la mise en scène et le jeu d’acteur. On peut donc considérer cette liberté « de vision » comme un avantage sur la représentation, qui, quant à elle, impose des choix souvent plus rigoureux. Un autre phénomène, plus personnel encore, naissant de la lecture d’une pièce, est l’identification du lecteur. Celui-ci, par un processus inconscient d’abstraction du réel, prend la réalité « textuelle » pour sa réalité et devient en quelque sorte tous les personnages. Il ressent ce que les répliques traduisent. Ce processus, qui est à apparenter à la lecture d’un roman, est grandement facilité par la lecture. En effet, elle se limite à connoter, là où la représentation dénote, impose. Ainsi peut-on se représenter mentalement la scène de comique visuel de situation de la scène tirée du Mariage de Figaro de Beaumarchais. On comprend, à la lecture des didascalies, que Cherubin est caché derrière le fauteuil de malade, alors que le comte s’y assied et, lorsque quelqu’un approche, veut justement s’y cacher. On se délecte alors de la virtuosité visuelle de Chérubin que l’on imagine s’asseoir sur le fauteuil et se couvrir d’une robe. De la même manière, dans La vie est un songe, le lecteur s’identifie entièrement au héros de Calderon. Lorsque Sigismond, tiré une seconde fois de sa prison pour renverser son père, exprime toute sa rancœur vis-à-vis de la vie qui lui apparaît comme un songe : « Vous voulez que je rêve d'une grandeur que le temps détruira, […] que je voie […] les splendeurs majestueuses que fait se dissiper le vent, […] que je touche du doigt le désabusement ou le péril auxquels par naissance toute puissance humaine est humblement soumise ? » Le lecteur s’imagine donc la pièce qu’il lit. Et cette « mise en scène » très personnelle a un considérable avantage sur la représentation théâtrale, celle de n’être muselée par aucune contrainte réelle.

Parfois, la mise en scène littérale est impossible. En effet la pièce, directement née de l’imagination parfois luxuriante du dramaturge, n’est pas obligatoirement représentée de son vivant, et celui-ci ne se rend alors pas compte de l’exigence de ses directives. Ce dernier, voulant recréer des situations de la vie courante, ne se soucie pas toujours de la réalisation scénique. Que ce soit par la longueur de la pièce, par le nombre de figurants, par la multitude de décors ou par la complexité de l’intrigue, une pièce peut se révéler impossible à mettre en scène. Or voilà un nouvel avantage de la « mise en scène imaginaire » que le lecteur d’une pièce se construit : elle n’est soumise à aucune contrainte matérielle. Le lecteur peut tout voir là où le spectateur ne peut admirer que ce que la réalité permet. Ainsi la pièce de Paul Claudel intitulée Le soulier de satin a longtemps été considérée comme injouable de par sa durée ( l’œuvre intégrale nécessite 10 heures de représentation ) sa complexité narrative ( il s’agit d’une fresque historique de l’Espagne du XVIe siècle qui se tisse autour d’une intrigue amoureuse ) et sa diversité géographique ( un constant aller-retour entre l’Espagne, les Amériques, le Maroc, le Japon et l’Europe centrale ) On comprendra les difficultés auxquelles le metteur en scène potentiel aurait à faire face, là où le lecteur peut tout se permettre. Il arrive même parfois, dans le théâtre moderne où dramaturge et metteur en scène ne sont plus une seule et même personne ( ce qui légitime l’apparition des didascalies ), que l’un s’amuse du travail de l’autre. En effet, il peut arriver que la situation décrite précédemment – l’impossibilité matérielle de mettre en scène – soit provoquée à dessein, par ironie ou dérision. Ainsi, Eugène Ionesco décrit précisément la scène visuelle finale du Roi se meurt. Tout à fait conscient que ses indications concernant la disparition progressive du décor dans « une sorte de brume » sont impossibles à mettre en œuvre, il ajoute, comme pour souligner l’ironie de son choix, que « ce jeu de décor est très important », et donc que le metteur en scène ne peut l’ignorer et tronquer la pièce. La représentation théâtrale d’une pièce est parfois une entreprise impossible, et seule la lecture de la pièce permet une « visualisation libre » de l’ouvre.

La pièce de théâtre, bien qu’écrite pour être représentée, n’est donc pas uniquement destinée à être mise en scène : le dramaturge met en effet à la disposition du lecteur tous les éléments de compréhension. Aussi, que ce soit à dessein ou par inadvertance, il arrive qu’une pièce ne puisse être représentée qu’à travers la lecture. Mais voyons à présent comment la mise en scène apporte au spectateur une dimension supplémentaire de l’œuvre.

La représentation est le fruit d’une mise en scène, qui est une vision personnelle de la pièce. En effet, la représentation offre au spectateur la vision du metteur en scène. Ce dernier, de la même manière que procède le lecteur de la pièce, fait une multitude de choix quant à la mise en scène, et ces choix conditionnent la pièce. Le metteur en scène propose donc au public son interprétation de l’œuvre. A la différence de notre propre vision à la lecture, celle-ci doit être justifiée et le fruit d’une réflexion. Elle se doit en effet de rester fidèle à la pensée du dramaturge, et de ne pas dénaturer le texte. Cependant, elle jouit d’une liberté toute relative, et c’est de cette liberté que naît la multitude de visions différentes d’une même œuvre. La mise en scène est un parti pris : le metteur en scène, et sous sa direction le comédien, le régisseur, le costumier, l’accessoiriste, etc. n’ont d’autre choix que de créer sur la base de l’écrit, car il est impossible de ne se limiter qu’aux indications de l’auteur. Ainsi, une pièce moderne comme Dans la solitude des champs de coton, de Bernard Marie Koltès, présente une scène réaliste de la vie courante : un « deal », c’est à dire un échange illicite « en dehors des heures homologuées » Or à partir de cette situation et du dialogue ( qui se rapproche presque de l’alternance de monologues ) entre deux personnages, le metteur en scène doit créer tout le jeu d’acteur qui traduit la psychologie du protagoniste, mettre en valeur les tensions entre les personnages, créer l’atmosphère propre au deal, qui représente alors la condition humaine : l’interaction entre les êtres humains. De la même manière le metteur en scène ne peut pas représenter Dom Juan, de Molière, sans créer le personnage de Don Juan. L’acteur doit, par toutes les techniques qui lui sont propres, prendre les apparences du personnage, et faire transparaître son caractère dans ses gestes, sa posture, sa voix. De même tous les déplacements qui ne sont pas mentionnés dans le texte – et qui empêche une pièce d’être trop statique – ainsi que le travail artistique autour du texte ( interscènes, symbolique du détail, interactivité avec le public ) doivent naître d’une réflexion sur les intentions du dramaturge et doivent être dans sa ligne de pensée. Toute représentation est donc l’expression d’une interprétation. Et cette interprétation peut même prendre une certaine distance créatrice par rapport à l’œuvre originale.

La mise en scène, et à plus forte raison la représentation, sont une réactualisation de l’œuvre originale. En effet, le parti pris de mise en scène peut adapter un texte relativement ancien avec une situation contemporaine. Le metteur en scène fait donc les choix qui s’imposent : quitte à trahir tant soit peut la volonté du dramaturge, on pourra resituer temporellement ou géographiquement l’action, afin de dresser un parallèle avec l’œuvre qui sert de support. On peut mettre en avant les traits de l’œuvre qui servent notre idée, et donc procéder à une certaine relecture de la pièce. On coupe alors toutes les références à la situation de la pièce pour les relier à la situation que l’on dénonce. La mise en scène est alors orientée, et souvent, de par la fonction de contre-pouvoir du théâtre, elle prend une dimension polémique. Car mettre en relation – plus encore : en dénoncer les similitudes – notre situation actuelle et celle que la pièce décrit met en relief le caractère répétitif de l’histoire, et propose une fin possible à la situation contemporaine : la même que celle de l’œuvre. Ainsi la pièce de Bertold Brecht intitulée La résistible ascension d’Arthuro Ui dénonce, à travers le parcours d’un gangster audacieux qui devient totipotent, la montée du fascisme allemand et l’accession d’Hitler à la chancellerie. Aussi, cette pièce se veut-elle d’emblée engagée, et ce n’est pas trahir la pensée de Brecht que de l’avoir représentée en avril 2002, juste après le premier tour des élections présidentielles françaises. Et ce sont ces conditions particulières qui donnaient tout sons sens au constat désabusé « Mais il ne nous faut pas chanter victoire, il est encore trop tôt : le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » La représentation est donc la renaissance, le renouveau, la recréation de la pièce. C’est l’adaptation nouvelle à une société en mouvement, dont l’art doit être le miroir. Et de cette manière, à travers la liberté créatrice, que la mise en scène devient plus que la simple expression d’une vision.

La mise en scène est un art à part entière. En effet, à travers toutes les modifications qu’apporte la mise en scène au texte original, on peut penser que la création théâtrale est un art à part entière. Celui-ci, plus encore que de simplement faire renaître une œuvre obsolète, donne naissance à de véritables prouesses d’expression artistique. Le metteur en scène réussit à mettre en couleurs, en mouvements et en formes le monde dans lequel il vit, à travers l’image de la pièce. Il se sert en quelque sorte de l’œuvre pour illustrer son temps, et lui donner du relief. Le metteur en scène est un artiste engagé, car il a directement affaire à la vie : il met son art au service de la vie, et permet au public de mieux vivre, en éclairant le monde sous l’angle de la pièce. Il tire son propre enseignement de la situation que le dramaturge crée, et l’adapte constamment à la vie qui évolue constamment. Il est en quelque sorte le gardien de l’art : il le pérennise. Et d’autant plus subtil est son art qu’il est éphémère. Car il ne se grave sur nul support, et vieillit avec ce qu’il dénonce. On ne peut apprécier une mise en scène que dans son contexte. La mise en scène est donc l’art au service de l’art : il ne peut se détacher de la pièce qu’il illustre. C’est l’art des moyens et non celui de la fin.

Somme toute, si le théâtre est par définition un véritable phénomène – qui a une dimension sociale et politique – qui prend forme et sens par la représentation devant un public, il n’en est pas moins un écrit qui donne tous les moyens de comprendre au lecteur. La lecture d’une pièce se rapproche d’ailleurs de la mise en scène, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’une interprétation du texte, mais l’une trouve sa supériorité par rapport à l’autre dans l’absence de contraintes réelles. Cependant la mise en scène entraînant une représentation se caractérise par son parti pris : elle doit renouer les liens entre l’œuvre et la situation de représentation. Plus encore que de prolonger le sens du texte, la mise en scène le réactualise, et parfois en fait une relecture qu’on pourrait qualifier de réécriture. Ainsi, et notamment par cette notion de pérennité de l’œuvre, certains metteurs en scène n’hésitent pas à puiser dans le répertoire littéraire qui n’est pas théâtral, pour mettre en scène des romans, nouvelles ou poèmes, et ainsi leur insuffler un sens nouveau.
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