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Etat et société

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INTRODUISONS LA NOTION

Ces dernières années, l'Etat, comme la politique en général, n'a pas vraiment bonne presse. Les « affaires » se multiplient, mettant en cause non seulement les hommes politiques, mais le fonctionnement même de la machine étatique : sa lourdeur, sa lenteur, son opacité, sa complexité feraient le jeu de ceux qui ne soucient pas de l'intérêt général, mais de leur intérêt particulier. D'un autre côté, avec la construction européenne, on n'arrête pas de prophétiser la « fin de l'Etat-Nation », dont la souveraineté se déploie à l'échelle nationale et suppose des frontières fermement établies.

Dans tous ces discours, on oppose à l'Etat, la mobilité, la fluidité, la transparence qui seraient les attributs de la société : société civile à l'échelle d'un pays, ou société du genre humain, à l'échelle de la planète. Cette opposition peut même prendre une forme spatiale : on aurait d'un côté l'Etat avec son organisation verticale, hiérarchique ; et de l'autre la société, organisée horizontalement, sur le mode du réseau. Quand on déplore la coupure entre l'Etat et les citoyens, ou quand on vante au contraire la vitalité de la société civile, des associations, des initiatives citoyennes, c'est une telle opposition qu'il y a à l'arrière plan. Et bien sûr cette opposition n'est pas neutre : la société est valorisée et l'Etat stigmatisé.

Mais de quoi parle-t-on au juste, au travers de ces images ? Pourquoi l'Etat fait-il l'objet de critiques récurrentes ? Cela signifie-t-il qu'une société sans Etat serait possible, et même souhaitable ? Ou l'Etat est-il nécessaire au fonctionnement de la société ? Mais alors, comment concevoir son pouvoir, comment éventuellement le limiter, et au nom de quoi ?

ALLONS UN PEU PLUS LOIN

La question des rapports de la société et de l'Etat peut ainsi s'entendre en deux sens : on peut se demander si l'Etat est nécessaire ou non à la société ; mais on peut également s'interroger sur les raisons et la façon de limiter le pouvoir de l'Etat à l'égard de la société.

Que serait une société sans Etat ? Une société capable de s'autogérer toute seule, où les rapports entre les individus, délivrés de tout pouvoir, seraient plus libres et harmonieux ? Ou une société sans règles et chaotique, où régnerait l'inégalité entre les hommes ?
En fait, rien ne peut nous le dire vraiment, car pour nous, une société sans Etat relève d'abord de l'imaginaire, de l'utopie. Il y a certes des sociétés dans laquelle le pouvoir prend une forme toute différente de celle de l'Etat moderne, mais on ne connaît pas de société dans laquelle n'existe aucun pouvoir politique, aucune organisation qui ne soit publique, connue de tous ses membres. A quoi servent alors le pouvoir et l'Etat ?

Si on suppose que les hommes tendent naturellement à s'associer comme le pensait Aristote, si on considère que les hommes ne peuvent se réaliser pleinement qu'au sein d'une communauté où ils échangent et partagent, alors l'Etat peut faire figure d'instrument au service du Bien de la communauté. Il serait le prolongement de la société, l'incarnation et l'outil d'un projet commun.

Cela dit, quand on regarde le la façon dont les hommes se comportent, l'hypothèse de la sociabilité naturelle est moins glorieuse. Certes les hommes ont tendance à s'associer, mais la société est loin d'être d'emblée harmonieuse. Le rapport des hommes entre eux relève plutôt de « l'insociable sociabilité » dont parle Kant : je t'aime / je te hais. Les hommes sont autant en désaccord, en concurrence, en conflit, qu'ils sont portés à l'amitié et à la solidarité. On désire la même chose que son voisin, on cherche à se faire valoir auprès des autres, mais on s'en méfie aussi, car on ne sait jamais etc. Et pourtant, on vit dans des sociétés dites « civilisées », où la violence, bien que présente, a objectivement beaucoup diminuée. Certains hommes politiques entretiennent même le fantasme d'une tolérance zéro capable de l'éradiquer totalement... Quoiqu'il en soit, si la violence demeure malgré l'Etat de droit, l'existence de la loi et la présence de personnes chargées de la faire respecter, on peut imaginer que sans tout cet attirail, les hommes auraient du mal à vivre ensemble...

Si on sort de l'utopie, et qu'on revient à la triste réalité humaine la société sans Etat aurait donc toutes les chances de ressembler à un vaste bordel, sinon à une jungle. C'est un peu la conclusion à laquelle arrive Hobbes quand il fait l'hypothèse d'un Etat de nature, et qu'il décrit cet état comme celui de la « guerre de tous contre tous ». Si aucune institution, aucune loi, aucun pouvoir politique n'existait, on ne pourrait se défendre contre rien : les plus forts imposeraient leur pseudo loi, jusqu'à ce qu'ils trouvent plus fort qu'eux comme le remarque Rousseau. Tout serait permis, mais rien ne durerait, on ne serait sûr de rien, ni de posséder ce que l'on possède, ni de continuer à vivre bien longtemps...alors la liberté, n'en parlons pas.

Au vu de la réalité humaine, la fin de l'Etat prend donc des airs de fin de la société...A moins d'être particulièrement confiant dans la capacité des hommes à vivre ensemble en paix, on voit mal comment on pourrait se passer d'un pouvoir politique. L'anarchisme, c'est bien pour les anges... mais pour nous c'est un peu moins sûr.

L'Etat est donc nécessaire : en réglant les rapports entre les individus par le biais de la loi et en organisant les modalités du vivre-ensemble par le biais des institutions et des services publics, il rend possible la liberté et la sécurité des individus. Mais il donne également forme à la société telle qu'on se la représente et telle qu'on l'expérimente à l'époque contemporaine. La société ne devient société civile, lieu d'échange et de communication entre des individus égaux en droit qu'avec la naissance de l'Etat moderne, suite à la Révolution. Auparavant on pouvait difficilement parler de société car il n'existait pas de totalité unifiée par des règles uniformes. Sous l'Ancien Régime, la « société » consistait en fait en une juxtaposition de communautés distinctes et étanches, qui obéissaient à des logiques différentes. Quand on était serf, on avait pas les mêmes droits, le même langage, les mêmes possibilités, et encore moins les mêmes aspirations que quand on était baron ou prince. De ce point de vue là, on peut dire que l'Etat moderne a réalisé une exigence d'égalité, et qu'en cela il a une vocation universelle comme le remarque Hegel. Face au pouvoir de l'Etat, tous les hommes sont égaux en tant que citoyens, c'est-à-dire également libre. A condition toutefois que l'Etat soit issu de l'accord de tous, et qu'ils demeurent au service de la liberté des individus.
Mais cela n'a rien d'évident. Car comme on l'a dit, la liberté n'est pas le seul but de l'Etat : il cherche aussi à réaliser la sécurité des individus, et à maintenir la cohésion de la société. Or tous ces objectifs peuvent entrer en conflit. Par exemple, l'Etat peut, au nom du bien commun, interdire aux individus de fumer, en montrant que les dépenses de santé liés au tabac coûte très cher à l'ensemble de la société et pénalise les non-fumeurs. Mais alors, il enfreint la liberté des fumeurs. Ou encore, l'Etat peut décider de restreindre les droits civils individuels au nom de la sécurité nationale. C'est ce qui s'est passé après le 11 septembre aux USA avec le vote du Patriot Act : pour être efficace dans la lutte contre le terrorisme, l'administration Bush s'est octroyé des pouvoirs supplémentaires, comme celui de surveiller la vie privée des citoyens sans les avertir, ou celui de fouiller leur domicile sans mandat de perquisition. Dans ces situations, l'Etat a fait prévaloir des exigences, comme le bien commun, la sécurité ou l'efficacité qui violent directement l'exigence de la liberté individuelle.

Ces situations témoignent de l'ambivalence de l'Etat : pris entre des exigences contraires, il est à la fois nécessaire et potentiellement dangereux en raison du pouvoir qui lui est conféré. Comme le disait Montesquieu « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites ».