INTRODUISONS LA NOTION
Prenez un urinoir ; appelez le « Fontaine » ; déclarer qu'il s'agit d'une oeuvre d'art. Et voilà, vous êtes un artiste. Vous n'êtes pas convaincus ? C'est pourtant ce que fit, dans les années 30, un jeune homme nommé Marcel Duchamp, ami de l'avant-garde française et des surréalistes. Il prend un urinoir de base, ne lui ajoute rien, ne le peint pas, rien. Il lui donne un titre et décrète qu'il s'agit là d'une oeuvre d'art. Aujourd'hui, cette oeuvre est considérée comme une des plus importantes du XX° siècle, et Duchamp comme un artiste majeur. Ses « ready-made », des oeuvres toutes faites comme leur nom l'indique, lui ont valu une notoriété et une reconnaissance internationales, aussi bien auprès du grand public qu'auprès des critiques d'art les plus pointus.
Si bien qu'on est tenté de se demander : suffit-il de décréter qu'une oeuvre est une oeuvre pour qu'elle le soit effectivement ? Si moi par exemple, je prends n'importe quel objet, une boite de conserve par exemple, et que je la mets sous verre avec un joli titre, est-ce que je pourrais frapper à la porte d'un grand musée d'art contemporain ? Soit dit en passant c'est ce que fit un artiste nommé Piero Manzoni dans les années 60. Mais il poussa la provocation jusqu'à écrire sur ses 90 boite de conserve : « merde d'artiste »...Tout un programme. Et pourtant ça a marché. Cette « oeuvre » a, elle aussi, parcouru tous les musées du monde...
Les artistes seraient-ils donc devenus fous ? Et les critiques d'art avec ? Les artistes prendraient-ils les amateurs d'art pour des imbéciles ? Pas si sûr... L'art contemporain ne se réduit pas aux urinoirs et autres boîtes de conserve. Mais le mérite de l'urinoir est précisément de nous mettre en face d'une vraie question : qu'est-ce que l'art, qu'est-ce qu'une oeuvre, qu'est-ce que la création ?
Ces oeuvres d'art nous provoquent, au sens étymologique du terme : elles nous « appellent (vocare) dehors (pro) », elles nous obligent à sortir de nous-mêmes, à mettre en question nos jugements bien conformes, nos idées toutes faites sur les choses. En bref, ces oeuvres, en nous déstabilisant, nous obligent à considérer le réel autrement. Dans Le Rire, Bergson ne dit pas autre chose. Il écrit que l'artiste rompt avec la logique utilitaire et instrumentale des actions quotidiennes ; et il ajoute que l'artiste nous met « face à face avec la réalité même ». ALLONS UN PEU PLUS LOIN
Qu'est-ce que cela signifie ?
Reprenons l'exemple de l'urinoir : en déclarant que l'urinoir est une oeuvre d'art, en lui donnant ce statut particulier, Duchamp nous dit deux choses. Première chose, que l'art n'est peut-être pas là où l'on croit qu'il est. La tradition philosophique a toujours essayé de définir l'art en référence à un grand principe. Nommer ce principe, c'est expliquer l'oeuvre, cerner avec certitude le mystère de la création. On dira par exemple que l'oeuvre est le produit d'une inspiration divine comme Platon, ou alors le produit du génie avec Kant, ou encore celui des pulsions avec Freud. Autant de grands mots, qui cherchent à rendre raison de l'art, et, ce faisant, tentent de minimiser le scandale que provoque l'oeuvre. Une fois qu'on aurait identifié son principe, l'art ne poserait plus de problème.
Enfin, on voudrait bien qu'il n'en pose plus...Car quand arrive l'urinoir de Duchamp, il ne rentre dans aucune des définitions classiques de l'art : Duchamp ne semble maîtriser aucune technique particulière, son oeuvre n'est pas franchement « belle »...Elle provoque bien une émotion, et en ce sens, elle peut être dite « esthétique », puisque l'esthétique, avant d'être érigée en discipline au XIX°, est simplement ce qui a trait à la sensation. Mais de quel ordre est cette émotion ? Tout ce qu'on peut en dire, c'est précisément qu'on ne peut rien en dire. Pour comprendre ce qu'a fait Duchamp, il n'y a pas de mots, pas de concepts immédiatement disponibles. Même si on connaît l'histoire de l'art, on n'est pas plus avancé. Et pour cause : l'urinoir est une oeuvre absolument originale. Comme toute grande oeuvre d'ailleurs. Car attention, la provocation et le scandale ne sont pas propres à l'art contemporain. Les premiers impressionnistes par exemple Monet, et bien pour pouvoir exposer leurs oeuvres au début du XX° siècle, ils ont du créer un salon parallèle au Salon officiel de l'Académie. Ce fut le Salon des Refusés.
La désapprobation sociale serait-elle alors le signe d'une grande oeuvre ? Non, ce serait trop simple. Certains artistes ont tout suite été reconnus comme des génies. Tous les artistes ne sont pas forcément des « incompris » comme le veut le stéréotype de l'artiste maudit. Mais ce qui semble sûr en revanche, c'est que les grands artistes ont tous su faire preuve d'originalité. Et c'est en raison de cette originalité que leurs oeuvres ont pu provoquer, faire scandale. Un autre mot pour scandale pourrait donc être « rupture ». L'artiste rompt à la fois avec une façon commune de voir les choses, et avec une tradition artistique. Mieux, il peut lui-même donner naissance à une tradition. Kant le disait déjà dans La Critique de la Faculté de Juger : l'artiste est à la fois exemplaire et original.
On pourrait donc définir l'oeuvre en référence à son originalité. Mais que signifie cette originalité ? D'une part, elle signifie que l'oeuvre ne ressemble à rien de ce qu'on connaît déjà. Qu'elle est unique. Et parce qu'elle est unique, il appartient à chacun d'en donner une interprétation. Personne ne peut donc savoir d'avance quelle est la signification de l'oeuvre. Entre parenthèse, on voit ici en quoi l'art a quelque chose de profondément démocratique : il s'adresse en principe à tout le monde. Et on voit aussi en quoi l'art est révolutionnaire : en mettant en question nos jugements habituels, il dessine les contours d'un nouveau monde possible. Avec son urinoir, Duchamp nous montre donc l'impossibilité de donner une définition totale et définitive de l'oeuvre : l'oeuvre, et l'art, valent en eux-mêmes. Ils sont à la fois l'énigme et sa réponse, si tant est qu'il y ait une réponse.
Mais avec son urinoir, Duchamp nous dit aussi une seconde chose, qui illustre bien le propos de Bergson. Comment l'art fait-il scandale ? Comment bouscule-t-il nos représentations ? Dans le cas de Duchamp, le plus étonnant, c'est que l'artiste n'utilise aucune technique particulière ; il a directement recours à un objet du quotidien. Mais il le détourne totalement de son usage quotidien. C'est dans ce détournement que réside la création : l'artiste se sert du réel, le plus prosaïque en l'occurrence, et l'arrache à son contexte. Dans un musée, hors de question d'aller pisser dans l'urinoir. L'urinoir ne sert plus à ça. Il est devenu autre chose qu'un simple objet. Pire, il ne sert plus à rien. Il est juste là, offert aux regards, à la réflexion, à l'étonnement, à la colère. Totalement inutile...Enfin en apparence.
C'est étonnant de voir que nous, contemporains, considérons que l'art commence là où finit l'utile. Par exemple, beaucoup des oeuvres que nous considérons comme de l'art, n'étaient pas au départ perçues comme telles. Elles servaient à quelque chose, elles avaient une finalité externe. C'est le cas de l'art religieux par exemple. Il avait pour fonction de célébrer la divinité, de l'honorer. Les peintures n'étaient pas dans des musées, mais dans les églises. Et si les peintures devaient être belles, c'était pour mieux célébrer la beauté de la création, la grandeur du Dieu créateur. Pour nous au contraire, il semble que l'oeuvre d'art soit de l'ordre du superflu. Pour être de l'art, il faudrait qu'elle ne réponde à aucune nécessité vitale, qu'elle ne remplisse aucun rôle particulier. L'urinoir de Duchamp est l'illustration la plus étonnante de cet impératif de gratuité : la simple volonté de l'artiste suffit à annuler la dimension utilitaire de l'objet. La visée artistique va même plus loin : elle montre ce qu'il y a de réducteur à voir dans toute chose un instrument, un objet dont on peut se servir. Ironiquement, Duchamp a l'air de nous dire : « mais enfin regardez cet urinoir, regardez le au lieu de pisser dedans. Il a une existence propre ». On peut rester sceptique. Mais c'est vrai que l'art nous fait voir les choses sous un angle neuf. Et qu'il fait ça non seulement parce qu'il nous provoque, mais aussi parce que, comme dit Bergson, il neutralise la logique de l'utilité.
Mais peut-on conclure de tout ça que l'art est inutile ? Qu'il ne sert à rien ? Allez dire ça à l'artiste qui fait et refait son oeuvre comme si sa vie en dépendait...Allez dire ça au lecteur qui voit sa vie transformée par un livre, à ceux qui voit leur journée transformée par une chanson, par un poème...A ceux qui n'ont plus que ce moyen d'expression pour lutter contre l'oppression politique. Ce serait leur faire insulte à tous. Ce serait nier à le pouvoir de l'imagination sur le réel. Que l'art puisse avoir un véritable impact sur la vie de chacun de nous montre que son inutilité n'est qu'apparente. Ou plutôt que l'utilité a différents sens. A quoi sert l'art alors ? Peut-être à nous rappeler que nous ne sommes ni des êtres purement rationnels, ni de simples corps. L'art sert à ne pas oublier que notre humanité se fonde aussi sur une sensibilité, une créativité, une ouverture aux autres et au monde. A nous d'en faire quelque chose.