en une : Le raisonnement par récurrence

Le désir

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INTRODUISONS LA NOTION

Travailler sur le désir, c'est travailler sur la folie humaine. Dans ses aspects magnifiques et dans ses aspects délirants, souvent liés. Regardez un chat, une fois qu'il a satisfait ses besoins vitaux. Quand il a mangé, quand il a chaud et quand aucun danger ne se profile, il peut rester des heures à somnoler, la tête sur sa patte. Il est bien, il est serein. Prenez un étudiant en vacances, dans ces périodes bénies où tous les examens sont derrière lui. Aucun devoir à faire. Il devient une espèce de chose molle, absorbée par un écran de télé ou de jeu vidéo jusqu'à cinq heures du matin, qui se réveille au milieu de l'après-midi et résume son activité à des allers-retours entre le lit, le canapé et le frigo. C'est le paradis, trois jours. Certains tiennent une semaine. Les glandeurs de génie vont jusqu'à un mois. Mais au bout d'un moment, l'angoisse surgit. Et ne rien faire devient très désagréable.
Alors que minou continue à dormir béatement et s'apprête à le faire encore quelques années, l'étudiant anxieux finit par mettre son réveil, se force à agir, et éprouve un véritable soulagement à réaliser de nouveau que le jour dure plus de quatre heures. Tant pis pour nous, nous sommes des agités et nous ne connaîtrons jamais la sérénité du chat. Même si tous nos besoins vitaux sont satisfaits, même si nous sommes en sécurité.

ALLONS UN PEU PLUS LOIN

L'origine de cela, c'est notre conscience, cette faculté humaine prodigieuse qui est aussi un très lourd fardeau. Elle nous oblige à nous souvenir en permanence du fait qu'un jour nous allons mourir et que nous sommes pressés. Nous passons notre temps à nous inventer des désirs et à agir frénétiquement pour tenter de les satisfaire. Folie ? Sans doute, mais c'est de cette folie que surgissent toutes les inventions humaines. Si nous nous contentions de remplir nos estomacs, de nous chauffer et d'échapper à nos prédateurs, la trace que nous laisserions et nos existences seraient nettement moins excitantes.

C'est aussi la source de tous les déséquilibres et de bien des souffrances. Pour mieux comprendre le phénomène, il faut remonter à ses origines biologiques. La sélection naturelle nous a légués deux outils pour nous aider à survivre et à nous reproduire. Quand nous avons besoin de quelque chose, une sensation interne nous l'indique ; si nous ne sentions pas la soif, ce serait très dangereux. D'ailleurs, c'est ce qui arrive parfois aux personnes âgées qui se déshydratent sans s'en rendre compte. Cette sensation, assimilable à une souffrance (plus ou moins grande), c'est le désir. Et quand nous satisfaisons ce désir, quand nous buvons, la sélection a prévu que cela entraîne une satisfaction : le plaisir. Cette mécanique-là, nous la partageons avec beaucoup d'autres espèces.

La différence, c'est que nous sommes sans doute les seuls à en être pleinement conscients. Les seuls à être capable d'analyser ce même mécanisme. Je ne parle pas d'une analyse scientifique, mais des observations que tout individu accomplit très tôt. En particulier trois caractéristiques très précieuses et liées entre elles.
Tout d'abord, l'existence d'une corrélation quantitative entre le désir et le plaisir. Plus j'ai désiré, plus la satisfaction est grande. Quand on a marché en montagne pendant des heures, le même sandwich qui n'aurait eu aucun attrait dans la vallée devient délicieux. Ce phénomène est à l'origine d'une très grande partie de nos pratiques sociales. À commencer par le repas ; l'une des premières choses qu'on apprend à un enfant, c'est à ne pas manger dès qu'il a faim et d'attendre les heures où l'on se rassemblera autour de la table. Cette violation des impératifs naturels nous permet à la fois de faire de l'alimentation un rituel qui soude la communauté et de raffiner le plaisir gustatif. Tout le monde sait que, le 24 décembre, il vaut mieux ne quasiment rien manger pendant la journée. Si on se gave de pain beurré à 18h, le foie gras du soir sera moins intéressant. Et nous en faisons de même dans tous les espaces de plaisir. Nous organisons l'attente et la frustration pour découvrir des satisfactions plus intenses. C'est vrai dans la sexualité ou dans le récit (la notion de suspense décrit exactement cela).
Du coup, surgit la seconde caractéristique, liée à la conscience que nous avons de la première. L'attente de la satisfaction, la montée du désir, ne devrait être que douloureuse. Mais comme nous savons qu'elle présage un plaisir plus fort et comme nous avons les facultés qui nous permettent de nous représenter mentalement ce plaisir, nous tirons de l'attente elle-même une nouvelle forme de jouissance. Le désir n'est plus que de la douleur, il est aussi un plaisir. C'est pourquoi les décorations de noël sont accrochées dès le début du mois de décembre. Les enfants jouissent au moins autant de l'attente du cadeau que de ce cadeau lui-même. Comme le désir devient un plaisir en lui-même, il devient désirable. Nous désirons des objets précis, mais nous désirons aussi désirer. Dans les périodes où nous ne désirons rien la vie est plus morne. Nous avons envie de trouver des objets de désir. Parce que tourner comme un lion en cage en attendant que l'être désiré appelle, c'est certes douloureux, on a parfois envie de fracasser le téléphone qui reste muet, mais c'est aussi plus jouissif que de s'ennuyer en se sentant vide.

Le problème, c'est que ces deux désirs, le désir de l'objet et le désir de désir sont contradictoires. Lorsque l'objet est consommé, le désir de l'objet s'éteint. Quand je viens de manger, je n'ai plus faim. Si ce qui me plaît vraiment, c'est avoir faim, il vaut mieux que je ne mange pas.
Pour résumer : si le désir de désir est le plus fort, il nous commande de ne pas consommer l'objet. Il y a pour cela, plusieurs stratégies, en général inconscientes. On peut choisir un objet inaccessible. Certaines personnes passent leur existence entière à la poursuite de chimères. Elles croient sincèrement à leur désir, mais ce qui les motive de manière souterraine, c'est la poursuite elle-même. On peut aussi changer d'objet à l'instant où on risquerait de le consommer. C'est le syndrome de Don Juan et des collectionneurs en général. Don Juan est toujours dans une quête fiévreuse, car, à l'instant même où une femme se donne à lui, elle cesse de l'intéresser et une autre occupe immédiatement tout son esprit. Le philatéliste fou croit toujours que le timbre qui lui manque lui apportera enfin la jouissance.

Ce type de fonctionnement est aux limites de la pathologie. Ce pourrait être une définition du désir passionné. Celui où le désir de désir empêche la consommation de l'objet. Il est d'ailleurs nécessaire que le mécanisme soit partiellement inconscient. Le jour où Don Juan s'aperçoit du fait que ce qui l'intéresse vraiment, c'est la chasse ; le jour où il réalise que Doña Ana ne vaut que par son refus, il ne peut plus se raconter qu'il atteindra le bonheur absolu quand il la possèdera enfin. Elle perd son attrait et toute la mécanique s'effondre. Le collectionneur doit vraiment croire que l'objet suivant va le combler.
Cette quête est trompeuse ; cela ne la rend pas nécessairement nocive. Dans la mesure où c'est le fait de désirer qui nous fait agir, la stratégie inconsciente par la quelle nous nous débrouillons pour ne jamais être comblés est peut-être celle qui nous permet de rester dynamiques et de donner sens à notre existence. Les carrières sportives ou politiques se construisent en général autour du même schéma : il faut toujours croire que c'est en parvenant à l'échelon suivant qu'on atteindra enfin le bonheur. Du coup, dès qu'on l'a atteint, il faut reporter la croyance sur celui d'après.

C'est aussi ce qui explique que parvenir au sommet laisse souvent un goût amer, de déception, parfois même de dépression. Combien de sportifs de haut niveau ont du mal à retrouver la motivation juste après avoir remporté des épreuves prestigieuses ? Si on n'arrive plus à investir un nouvel objet, on est bien forcé de se concentrer sur la consommation de celui-ci. C'est alors qu'on mesure la distance entre l'objet réel, la satisfaction réelle qu'il procure, et le fantasme dont nous l'avions entouré.

Cette curieuse dialectique nous amène à la troisième caractéristique du désir humain : sa capacité à se déplacer d'un objet à l'autre. Dans le domaine amoureux, c'est si fréquent que tout le monde en a fait l'expérience. Le même désir et la même construction fantasmatique que je croyais induite par telle personne bien précise peut être réinvestie autour de quelqu'un d'autre. Je croyais que c'était la personnalité unique de cette personne qui m'inspirait cette attente, et je découvre qu'un an après, je ressens exactement les mêmes choses pour quelqu'un d'autre.

C'est même pire. Je peux déplacer un désir sur un objet d'une autre nature et combler une frustration par une satisfaction qui a priori n'avait rien à voir.

Pourquoi, lorsqu'on se sent seul et déprimé, a-t-on envie de se ruer sur le pot de Nutella ? Et surtout, pourquoi cela nous permet-il d'aller un peu mieux ? Le manque était affectif, et remplir notre estomac y a partiellement remédié. En fait, les aliments de l'enfance sont associés au souvenir des bras de maman, à la sécurité affective qu'ils nous offraient et qu'on perd forcément en devenant adultes. Du coup, manger des bonbons ou du chocolat, c'est réactiver cette mémoire et se sentir moins seul.
Parce que nos cerveaux sont des systèmes très complexes, ils constituent des milliers d'associations de ce genre. Quand on désire un objet, on ne désire pas simplement la consommation de cet objet précis, mais tout ce que notre esprit lui associe. Autant dire qu'il est sans doute impossible d'analyser toutes les composantes de ce désir et que, bien sûr, une bonne partie de celui-ci est totalement construite. Je projette sur cet objet des fantasmes dont je n'ai pas forcément conscience et qui n'appartiennent qu'à moi.

C'est le caractère irrationnel de ce jeu et sa dialectique bizarre avec la frustration et la souffrance qui ont créé, dans l'histoire de la philosophie, une méfiance autour du désir. Puisque le désir implique la souffrance, puisqu'il peut sembler délirant et engendrer des comportements déraisonnables, on a beaucoup discuté de sa place dans une vie heureuse.

Platon déjà, posait le problème suivant : « puisque le plaisir est d'autant plus fort que le désir est grand et que le désir est du manque et de la souffrance, si la vie la plus heureuse est celle qui contient le plus de plaisir, c'est aussi la plus douloureuse. » Une question avec laquelle nous continuons de nous battre tous les jours. Nous apprenons vite que ce qui est le plus passionnant, ce que nous aimons avec force et qui nous remplit de joies immenses est aussi ce qui peut nous faire le plus souffrir. Et nous savons qu'à rechercher le calme et l'absence de souffrances on risque vite de trouver l'ennui.
D'autres philosophes ont tenté une classification des désirs, comme Epicure ; Descartes a examiné leur utilité et le contrôle qu'on pouvait espérer avoir sur eux. Freud et la psychanalyse ont fourni des outils nouveaux pour comprendre leur fonctionnement. Nous continuons encore aujourd'hui à tenter d'élucider cette mécanique obscure qui est au coeur de la condition humaine. Car la conscience de la mort et l'envie d'immortalité ont fait de nous, comme le disait Deleuze, des « machines désirantes ».

Bibliographie indicative.

- Platon, Le Philèbe, tr. J.-F. Pradeau, Garnier Flammarion, Paris, 2002
-Epicure, Lettre à Ménécée in Lettres, Nathan, Les intégrales de philo, dir. J. Salem, Paris, 1998
- Descartes, Les passions de l'âme, Garnier Flammarion, Paris, 1996
- Stendhal, De l'amour, Gallimard, Folio, Paris, 1999
- Freud, Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2004
- G. Deleuze et F. Guattari, L'anti-oedipe, ed. Minuit, Paris, 1996