en une : Le lexique de français

Dissertation de philosophie : terminale l

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Sujet : Une idée neuve peut-elle se dire sans langage nouveau ?

Dans la préface de Si c'est un homme, Primo Levi avoue son impuissance à traduire l'horreur des camps de concentration et affirme qu' « il faudrait inventer un nouveau langage pour décrire Auschwitz. » Levi souligne ainsi que l'humanité a connu une réalité inimaginable et que le langage de tous les jours n'est pas assez fort pour traduire la singularité (au sens de situation unique) de son expérience. N'avons-nous pas, toutes proportions gardées, une conception similaire d'un langage général incapable de rendre fidèlement le caractère unique de notre vécu ? Ce décalage est encore plus fort (et il atteint pour ainsi dire son paroxysme) lorsque la réalité que nous voulons traduire n'existe pas encore : lorsqu'elle n'est qu'une idée ? Comment exprimer, à travers un lexique et une forme propres au langage quotidien, une idée inédite ? Une idée neuve peut-elle se dire sans langage nouveau ? Nous étudierons cette problématique sous deux angles différents : la conception traditionnelle du langage (comme expression de la pensée) puis selon la conception développée par Merleau-Ponty dans Signes : le langage comme « vibration » de la pensée.

Le sujet, tel qu'il est formulé, invite à considérer le langage dans la perspective traditionnelle : une idée, fruit de la pensée, « se dit » à travers le langage. Dans cette conception, le langage est un système conventionnel de codes qui relie des signifiants (phonèmes ou graphes) à des signifiés (leurs sens respectifs). Cette signification apparaît être antérieure au langage et c'est par l'acte de parole que le locuteur traduit sa pensée en langage, afin que l'auditeur « décode » puis comprenne le message. L'idée est le fruit de la pensée, considérée comme une mise en relation « antélinguistique » de concepts (au sens de représentation abstraites de la réalité). Créer une idée nouvelle n'apparaît nullement absurde : l'idée neuve serait en fait une relation nouvelle entre deux éléments. On ne crée pas à partir de rien, mais bien sur la base de la réalité – ou d'idées antérieures. C'est au niveau de l'expression de l'idée nouvelle que l'utilisation d'un langage nouveau semble inévitable.

Le premier problème auquel est confronté le locuteur est le décalage entre la prétention de généralité du langage et la singularité de son idée. Il va être contraint, en utilisant un mot dont la définition abstraite renvoie à une idée générale, de ne pouvoir exprimer son idée que dans ce qu'elle a de connu, voire de banal. Le langage semble impuissant à exprimer ce que justement nous voulons partager. Aussi est-on souvent réduit à avouer qu' « il n'y a pas de mots assez fort pour décrire ce que je ressens ». Le même problème se pose lorsque, voulant faire référence à une idée bien précise, nous sommes mal compris de l'auditeur qui s'en tenait à une définition vague. Le second problème est encore plus insoluble : comment exprimer ce qui n'existe pas ? A quoi se rattacher dans le champ des références communes que l'on partage avec l'interlocuteur pour dire ce qui n'a pas encore de réalité tangible : cette idée que l'on vient d'avoir ?

Parce que l'on ne crée jamais à partir de rien, il apparaît que la solution à ce dernier problème soit d'expliciter la démarche qui nous amène à cette nouvelle idée. Tout en restant dans le langage de tous les jours, il s'agit de construire une périphrase qui explicite cette idée à travers ses causes, ses conséquences, ses enjeux, par exemple. C'est ainsi qu'on peut présenter un projet à quelqu'un en lui expliquant nos intentions. Mais cette définition « en creux » (représentation d'une idée par des éléments qui lui sont associés et non par une définition propre) ne traduit pas l'idée elle-même. C'est pourquoi l'on est tenté d'utiliser un langage nouveau, plus fidèle à notre représentation. Créer un néologisme, par exemple, c'est transformer cette périphrase en représentation spécifique de la réalité à laquelle on fait référence. L'utilisation d'une métaphore permet aussi de faire référence – indirectement – à une réalité ineffable. Cette opération relève aussi d'un langage nouveau car elle fait appel à un système symbolique particulier qu'il faut maîtriser pour la comprendre. La métaphore permet de donner une nouvelle dimension de sens au langage comme ensemble de signifiants.

Mais le propre du langage est d'être un consensus entre les interlocuteurs. Même si l'on ne prend pour ainsi dire jamais le temps de définir les mots que l'on emploie, les définitions que nous avons à l'esprit se recoupent (parfois inexactement) sans quoi nous serions incapables de nous comprendre. Aussi cette dimension du langage est-elle un obstacle (ou du moins une limite) à la création d'un nouveau langage. Le néologisme doit s'appuyer sur une définition utilisant le « langage commun » pour pouvoir exprimer quelque chose. Une métaphore ne prend de sens que si elle fait référence à la réalité vécue de l'interlocuteur. Le langage nouveau ne peut en aucun cas s'affranchir d'un langage quotidien, car comprendre suppose de pouvoir ramener au même, pour confronter l'étranger au connu.

Nous avons donc vu que, dans la perspective d'une pensée antérieure au langage créer une nouvelle idée semblait aller de soi. C'est lorsqu'il s'agit de l'exprimer que le locuteur doit de toute façon s'appuyer sur le langage quotidien, afin de créer son propre langage, et, à travers des néologismes, des métaphores ou simplement par le jeu des périphrases, se l'approprier. Tout l'enjeu est bien de traduire dans un langage qui regarde le général une pensée qui manipule le particulier.

Le problème de l'expression d'une idée nouvelle se pose différemment si l'on se place dans la perspective que propose Merleau-Ponty dans Signes. Le langage n'est plus l'expression d'une pensée antélinguistique : c'est « la vibration » de la pensée. Selon Merleau-Ponty, le langage est en quelque sorte la forme de la pensée : l'homme pense avec des mots et il ne sort jamais du langage. SI les idées ne sont plus des relations sans consistances mais bien des mots, cela veut-il pour autant dire qu'inventer un idée revient à créer systématiquement un mot ? On voit bien que le problème ne se pose plus au niveau de l'expression (qui semble aller de soi, étant donné qu'on reste dans le domaine du langage) mais bien dans la naissance d'une idée nouvelle, qui entraîne forcément – du moins à première vue – une nouvelle expression.

Un deuxième problème provient de la disparition d'une pensée « désincarnée » : nous ne schématisons plus le monde à travers des idées mais à travers le langage. Notre langue maternelle conditionne notre découpage du monde. Or comment imaginer un idée qui ne corresponde à aucun mot, qui n'ait pas sa place dans notre représentation du monde ? Là où nous ne faisons pas de distinction lexicale, il « n'y a pas de place » pour une idée nouvelle. Il semble impossible de penser de façon inédite sans utiliser un langage spécifique à cette nouveauté.

On peut peut-être avancer comme élément de réponse l'hypothèse selon laquelle, dans le langage « personnel » – de soi à soi, le langage qui n'est pas expression mais bien forme de la pensée – il n'y ait pas de consensus qui établisse le sens des mots. Il paraît moins nécessaire de fixer un signifié délimité à un signifiant lorsque l'on pense à travers les mots qu'à partir du moment où l'on échange des informations. Le rapport entre le mot et la chose est ainsi moins net, et l'on utilise parfois le langage comme dans un raisonnement de manière imprécise. Le flou autour des mots n'empêche nullement de mettre en relation des notions ( ne dit-on pas « je me comprends » lorsque l'imprécision de notre pensée se ressent dans notre expression). Toutefois, ces approximations sont parfois la source d'erreurs : les amalgames, par exemple. Cette perspective du langage remet en question la rigidité du rapport entre le mot et la chose qui était propre à la première conception. Ce « flottement » du sens des mots permet d'expliquer en partie comment on peut créer de nouveaux assemblages de mots sans pour autant avoir besoin d'un néologisme.

Somme toute, peut-on dire une idée nouvelle sans recourir à un langage nouveau ? Nous avons vu que, selon la conception que l'on adopte du langage, la nécessité d'un langage nouveau semblait plus ou moins évidente, selon que le problème de savoir si l'on peut créer du nouveau à partir d'éléments préexistants se pose au niveau de l'expression ou de la pensée. Il nous est aussi apparu essentiel de noter qu'un langage « nouveau » se construisait toujours sur la base du langage usuel, sans quoi il ne prenait pas sens.
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