en une : Le lexique de français

Dissertation sur rousseau

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Dissertation
Rousseau, dans le « Préambule de Neuchâtel », première version des Confessions, explique : « si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non d’un livre ».
Vous commenterez cette affirmation, en élargissant ce propos sur l’écriture autobiographique à l’écriture biographique. Vous vous appuierez sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.

Document 1
Mémoires, (1705)
Saint-Simon

Mort et singularités de Ninon dite Mlle Lenclos.
Ninon, courtisane fameuse, et depuis que l’âge lui eut fait quitter le métier, connue sous le nom de Mlle de Lenclos, fut un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit, et réparé de quelque vertu. Le bruit qu’elle fit, et plus encore le désordre qu’elle causa parmi la plus haute et la plus brillante jeunesse, força l’extrême indulgence que, non sans cause, la Reine mère avait pour les personnes galantes et plus que galantes, de lui envoyer un ordre de se retirer dans un couvent. Un de ces exempts de Paris lui porta la lettre de cachet (1) ; elle la lut, et remarquant qu’il n’y avait point de couvent désigné en particulier : « Monsieur, dit-elle à l’exempt (2) sans se déconcerter, puisque la Reine a tant de bonté pour moi que me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je vous prie de lui dire que je choisis celui des Grands-Cordeliers de Paris(3) » ; et lui rendit la lettre de cachet avec une belle révérence. L’exempt, stupéfait de cette effronterie sans pareille, n’eut pas un mot à répliquer, et la Reine la trouva si plaisante qu’elle la laissa en repos. Jamais Ninon n’avait qu’un amant à la fois, mais des adorateurs en foule et, quand elle se laissait du tenant (4), elle le lui disait franchement et en prenait un autre. Le délaissé avait beau gémir et parler : c’était un arrêt, et cette créature avait usurpé un tel empire, qu’il n’eût osé se prendre à celui qui le supplantait, trop heureux encore d’être admis sur le pied d’ami de la maison.

Document 2
Les Confessions, livre 2, (1770)
Rousseau

Au début du livre 2, Rousseau entreprend la narration de l’épisode qu’il juge rétrospectivement comme le plus important de sa vie : la rencontre avec Mme de Warens.

J’arrive enfin ; je vois Mme de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère : je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J’étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étais bien pris dans ma petite taille ; j’avais un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à ma figure, que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières, et mes connaissances, loin d’y suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage, en me faisant sentir combien j’en manquais.
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases des livres avec des locutions d’apprentis, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Mme de Warens.

Document 3
Mémoires d’Hadrien, (1951)
Yourcenar

Peu à peu, cette lettre recommencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires d’Etat, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j’ai formé le projet de raconter ma vie. A coup sûr, j’ai composé l’an dernier un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J’y ai menti le moins possible. L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l’Etat. Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout du moins pour me faire mieux connaître avant de mourir.
Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine : l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs signes. J’ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit, bien que ces derniers soient réputés frivoles, et je leur dois peut-être plus d’informations que je n’en ai recueilli dans les situations assez variées de ma propre vie. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes. Par contre et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres.

1. Lettre qui transmet un ordre d’emprisonnement ou d’exil sous l’Ancien Régime.
2. Officier de police.
3. Il s’agit d’un couvent d’hommes.
4. Son amant principal.

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L’autobiographie présente une véritable contrainte, qui la distingue de tous les autres genres : l’obligation de s’en tenir à la réalité, de rester envers et contre tout vrai. C’est le projet qu’entreprend Rousseau dans Les confessions sont considérées comme la première autobiographie moderne : vouloir « se peindre », et non « se farder » Aussi met-il en opposition le travail artistique et la vérité autobiographique, en se refusant tout ornement stylistique, qui le pousserait à « maquiller » la vérité. La problématique qu’il énonce reste encore actuelle aujourd’hui, puisque l’autobiographie, qui entrait avec Saint Augustin dans une optique religieuse, avec Montaigne, une dimension philosophique, et avec Rousseau, une dimension sociale, fait aujourd’hui partie intégrante de la littérature. Comment concilier art et vérité ? La recherche esthétique est-elle une entrave à l’objectivité du récit de vie ? Nous tenterons de développer cette opinion de Rousseau, pour ensuite la comparer avec les règles du genre autobiographique, et enfin opposer à cela le travail artistique du texte, et en mesurer les dangers.

Rousseau écrit, dans le Préambule de Neuchâtel, vouloir se peindre dans sa vérité, sans rien transformer. Il se refuse donc à mettre en avant ses actions glorieuses ou à modifier ses réactions peu louables. Cela dit, il ne reste pas neutre devant son passé et, bien que son vœu aie été celui de l’objectivité, il essaiera de parfois se justifier. Plaçant son ouvrage sous le signe de la confession – reprenant le titre de l’œuvre de Saint Augustin, père de l’autobiographie – Rousseau s’engage même à ne rien cacher, et à se dépeindre de façon à ce que le lecteur puisse juger de sa personne. Notons qu’à l’époque où il commence à rédiger ses Confessions, l’opinion publique, encouragée par des auteurs comme Voltaire, lui lance de vives reproches. Rousseau écrit donc un ouvrage qui lui permet de se présenter en toute objectivité, d’avouer tous ses actes, de retracer sa vie. Ainsi certains passages des Confessions prennent réellement la forme d’aveux que Rousseau ne rend pas sans une certaine difficulté. Le célèbre épisode de la fessée, par exemple, dans lequel il avoue avoir ressenti une forme de plaisir dans le châtiment corporel que lui inflige Mlle Lambercier. De la même manière, il rapporte sans pudeur un certain épisode de sa jeunesse où, victime du désœuvrement le plus complet, il fit une unique expérience d’exhibitionnisme. Le projet de Jean-Jacques Rousseau est donc de retracer fidèlement son parcours, et de tendre à une certaine objectivité, qui puisse laisser le lecteur seul maître d’exercer un jugement moral. Mais cette résolution d’objectivité a fait école, et a donné naissance à tout un genre littéraire.

La fidélité par rapport à la réalité est une contrainte inhérente à tout œuvre autobiographique. En effet, selon Philipe Lejeune, considéré comme un spécialiste du genre, l’autobiographie est « un récit rétrospectif en prose qu’un auteur fait pour retracer sa vie » L’œuvre autobiographique ne se distingue donc du roman uniquement par son caractère véridique. Et cette vérité, plus encore que factuelle, doit être psychologique. Là réside le véritable défi de l’autobiographe : regarder le passé qu’il retrace avec les yeux qu’il avait à l’époque. Pour éviter le contresens historique, l’autobiographe doit donc se replonger entièrement dans sa vie passée, afin de retranscrire sa vie avec les espoirs, les sentiments et les illusions qu’il avait alors. Cela dit, l’auteur peut aussi choisir de porter un regard critique vis-à-vis de sa propre vie, et, tout en présentant les sentiments qu’il ressentait, exerce un jugement sur ceux-ci et nous livre son regard d’adulte. C’est à travers ses yeux d’adulte que Jean-Paul Sartre dépeint son enfance, et tourne ainsi en dérision l’enfant qu’il était. Dans Les Mots, que l’on peut lire, justement à cause de cette vision sarcastique que Sartre porte sur lui-même, comme une parodie de l’autobiographie, l’auteur choisit de ne pas simplement livrer sa vision du cocon familial, mais d’y rajouter ce qu’il appelle « l’autre réalité », celle qu’on ne lui révèle pas, et de démythifier ainsi son enfance. En tous les cas, l’auteur se voit contraint à ne pas combler les lacunes éventuelles de la mémoire part des « rajouts » fictifs, mais au contraire d’avouer ses faiblesses. Et c’est cette incapacité à faire revivre des expériences vécues, à les relier de façon à donner l’illusion au lecteur que cette vie se déroule sous ses yeux, qui constitue le sujet même de l’autobiographie de Georges Perec, intitulée W ou le souvenir d’enfance. Ainsi ouvre t-il l’œuvre par l’aveu « Je n’ai pas de souvenir d’enfance », et tente t-il, grâce aux quelques images qui lui restent de l’école, d’ébaucher un passé qu’il a préféré oublier. La contrainte de vérité est donc, par définition, une particularité propre au genre autobiographique. Aussi, cette spécificité du genre amène donc auteur et lecteur à s’accorder sur ce point.

L’œuvre autobiographie est le fruit d’un pacte de vérité entre l’auteur et le lecteur. En effet, l’autobiographe certifie, en qualifiant son écrit d’autobiographie, qu’il répond aux critères du genre, notamment la contrainte de réalité. Il place donc son écrit sous le sceau de la vérité, et écarte donc les doutes potentiels du lecteur. Notons cependant que, même s’il bannit tout arrangement, toute transformation de la réalité, le pacte de vérité n’engage pas son auteur à « tout dire » Ce dernier peut en effet taire ce qui lui semble inutile de révéler. L’autobiographie ne se prétend en aucun cas exhaustive, puisqu’elle peut ne porter que sur une période définie de la vie de l’auteur. Il faut aussi distinguer plusieurs sous-genres dans l’autobiographique, dont plusieurs en sont à la frontière. Ainsi, l’autobiographie fictive, qui présente un narrateur fictif retraçant sa vie fictive, ou la fiction autobiographique, qui transpose la vie de l’auteur ( ou seulement quelques éléments ) dans une situation fictive, ne respectent pas tout à fait le pacte de réalité établi avec le lecteur. Certaines variantes, cependant, ne transforment que la forme de l’écrit mais garde sa valeur de vérité. Ainsi, le journal est une forme de récit de vie, non pas rétrospectif mais écrit au jour le jour. La biographie, quant à elle, privilégie l’information. En effet, n’étant pas écrite par l’auteur, sa biographie n’a aucune valeur littéraire. Elle est purement documentaire, mais apporte parfois de nombreux éléments auxquels l’autobiographe ne fait pas allusion. C’est en rédigeant le Préambule de Neuchâtel que Rousseau édicte, en quelque sorte, la loi fondamentale de l’autobiographie : le pacte de sincérité avec le lecteur. Après lui, cette preuve d’authenticité devient, pour ainsi dire, évidente. De cette manière Primo Levi, dans la préface de son autobiographie intitulée Si c’est un homme, dit qu’il ne lui semble pas nécessaire de certifier que « tous les évènements relatés ont réellement eu lieu. » Voilà bien la preuve qu’un pacte autobiographique de vérité, de fidélité aux évènements réels lie l’auteur et le lecteur.

Nous avons donc vu que Rousseau, lorsqu’il décide d’écrire son autobiographie, présente au lecteur son ouvrage comme une « peinture » réaliste, presque objective, de sa personne et de sa vie. Par ce biais, il laisse le lecteur entièrement juge de sa droiture. Nous avons aussi élargi au genre dans lequel s’inscrit son œuvre, le « pacte » qu’il conclue avec le lecteur. Mais cet engagement de la part de l’autobiographe a ses limites. En effet, selon Rousseau, soigner le récit de sa vie revient non pas à se « dépeindre », mais bien à se « farder » Orner une œuvre qui a pour but de donner une image proche de ce qu’est réellement l’auteur, revient à se maquiller. Embellir, c’est trahir. Selon lui, le réalisme nécessite un certain dépouillement stylistique.

Il y a un réel travail de la mémoire, qui peut dans une certaine mesure dénaturer le souvenir. En effet, l’autobiographe doit procéder à un choix. Il ne peut évidemment pas tout raconter : c’est physiquement impossible. Mais plus que choisir, il va trier ses souvenirs. Il séparera le grain de l’ivraie en fonction de l’importance du souvenir, de sa pertinence … Il va hiérarchiser les faits qu’il veut relater. Dans un deuxième temps, il procède à une mise en relation des souvenirs : il les ordonne et les organise de manière logique, le plus souvent chronologique. Puis, il les liera les uns aux autres, de manière à créer « l’illusion du mouvement » Plus précisément, de manière à ce que le lecteur voie la vie de l’auteur se dérouler au fil des pages. Cette illusion romanesque nous éloigne déjà du serment de vérité stricte, et le simple fait de donner un certain relief à quelques souvenirs et laisser les autres à l’arrière plan, de manière à créer une atmosphère, relève, toutes proportions gardées, d’une transgression du pacte. Un compte rendu objectif d’une vie est donc chose impossible, et s’en approcher par un récit sobre et uniforme se révèlerait être monotone. Ainsi Rousseau, dans la scène du ruban volé, ne s’en tient pas à un simple compte rendu du jugement. Bien au contraire, il le théâtralise au point de rapprocher la scène du drame bourgeois, par son manichéisme évident. Il décrit ses attaques mensongères et ses calomnies, son attitude hypocrite avec le lexique le plus sévère, et oppose à ce personnage diabolique l’angélique servante, Marion, qui se refuse toute invective contre Rousseau. Non seulement l’auteur présente la scène sous un certain angle – et il n’est pas possible de la voir autrement – mais encore, par le tableau qu’il fait du procès, le présentant comme expéditif ( « on ne prit pas le temps » ) et fondé sur des préjugés ( « mais les préjugés étaient pour moi » ), Rousseau se dépeint comme une seconde victime et pointe du doigt l’aristocratie décadente. Il devient du même coup polémique et, en plus de réhabiliter tant bien que mal Marion, accuse la société contemporaine du sort de la servante. De la même manière, Sartre, dans Les Mots, utilise l’organisation du récit pour centrer son autobiographie sur certains points de sa vie. En effet, il sépare l’œuvre en deux parties ( Lire et Ecrire ) et centre ainsi son écrit sur le parcours de formation d’un écrivain, ou la naissance d’une vocation. Autour de ce noyau central gravitent toutes les informations concernant son enfance. Par ce moyen, il évite de parler d’un sujet aussi important que, semble t-il, difficile à évoquer : le remariage de sa mère. Bien qu’il affirme parfois, non sans une pointe d’ironie, voire de provocation, qu’il est presque heureux d’être né sans père, affin de ne pas subir l’autorité paternelle, il ne fait jamais allusion à son beau-père, qui fait pourtant parti intégrante de son cocon familial. Le travail de la mémoire, premier outil de l’autobiographe, n’est donc jamais neutre puisqu’il nécessite quantité de choix, qui vont diriger l’œuvre. Mais une dernière étape est nécessaire avant d’aboutir à une autobiographie : transformer le souvenir en objet d’art.

Le travail de la forme permet de transformer un souvenir en objet artistique. Et cette opération est lourde de conséquences quant à l’objectivité de l’autobiographie. En effet, l’œuvre autobiographique n’est pas un simple rapport de souvenirs classés et organisés logiquement. Il faut, pour que l’autobiographie représente un certain intérêt, lui donner une forme. L’auteur va, par les choix de lexique, de syntaxe, d’images … Bref, tout ce que l’on appelle le style, donner une consistance au souvenir : Lui donner une dimension esthétique. On peut penser que ce travail artistique dénature quelque peu l’autobiographie de sa conception première, perçue comme une Confession ( titre de l’œuvre de Saint Augustin, qui témoigne de sa conversion, et offre son écrit à Dieu ), ou plus tard, avec Rousseau, comme une justification devant l’opinion publique. L’autobiographie devient, par ce travail de la forme, une œuvre littéraire à part entière, ce qui n’est sans doute pas le cas de la biographie, qui respecte la contrainte de vérité pour ne livrer au lecteur que de l’information. De cette manière pourrait-on dire que Romain Gary, lorsqu’il inscrit son œuvre La promesse de l’aube dans une structure cyclique – où l’incipit et l’excipit ont lieu au même endroit, à quelques heures de différence, le temps d’une lecture, ou plutôt d’une relecture – trahit la limpidité nécessaire à relater une vie. Certes, en présentant son introspection sous la forme d’une anamnèse, d’un « flash-back », l’auteur prend une liberté formelle qui rompt avec la linéarité logique de la chronologie. Aussi, bien qu’elle ne soit qu’autobiographie fictive, l’œuvre de Marguerite Yourcenar intitulée Les Mémoires d’Hadrien utilise le genre épistolaire. Hadrien écrit à son fils pour l’informer de son état. Par ce procédé, que l’on peut rapprocher de la double énonciation théâtrale – puisque qu’Hadrien s’adresse à son fils, mais Yourcenar s’adresse au lecteur – l’auteur nous dépeint son personnage, et relate des évènements de sa vie. Et ne peut-on pas dire que la fiction peut-être l’outil artistique pour transporter une certaine vérité autobiographique ? Car si dans ces Mémoires d’Hadrien, M. Yourcenar transmet des idées, des sensations, ou même des éléments autobiographiques, alors la fiction de la correspondance d’Hadrien ne serait qu’un support pour exprimer sa vie. Dans ce cas, le pacte de vérité factuelle et psychologique n’entre pas en compte, et la dimension artistique prévaut sur l’information, la dimension didactique de l’œuvre. La mise en forme des souvenirs peut amener l’auteur à briser le pacte autobiographique.

Nous avons donc vu qu’à deux niveaux, le pacte institué entre autobiographe et lecteur peut être rompu par le travail artistique du souvenir. Au paroxysme de ce phénomène se place la fiction autobiographique, qui déplace la vie de l’auteur dans une situation différente, et donc ne répond pas à la définition première de l’autobiographie. Mais voyons à présent comment cette même mise en forme du souvenir et du récit de vie peut, au contraire, donner un sens nouveau et un véritable élan au souvenir.

La forme participe principalement à orienter le message. En effet, tous les choix stylistiques que l’auteur fait ne sont jamais innocents. Tous peuvent apporter leur lumière quant aux intentions de l’auteur. La forme peut non seulement servir à le situer par rapport à son texte – ce qui est fort utile, notamment pour déceler les figures de style relevant de l’ironie, de l’antiphrase, ou simplement de l’humour – mais aussi renforcer, atténuer, en tous les cas influencer le sens strict des mots. Loin de conditionner le message, ni même de le dénaturer pour l’orienter vers d’autres sens moins explicites, la forme donne tout son sens au souvenir. Tout le travail stylistique de l’autobiographe consiste à « accorder » la dimension artistique de l’œuvre avec sa fonction d’origine. Il faut que les mots restent fidèles au souvenir, qui lui illustre bien l’auteur et sa vie. Ainsi Saint-Simon, lorsqu’il rédige ses Mémoires, ne se contente pas de rapporter les actions et les paroles de Mlle Lenclos, mais porte un jugement clair et arrêté sur cette personne, qu’il élève au rang « d’exemple du triomphe du vice conduit avec esprit » Non seulement le choix d’un lexique hautement péjoratif, voire dévalorisant, pour qualifier Ninon, ni même la théâtralisation qu’il fait de la scène entre elle et l’exempt ( « avec une belle révérence », « stupéfait », « n’eut pas un mot à répliquer » ) mais surtout le choix du discours indirect libre pour rapporter ses paroles, dénotent de façon évidente la répulsion et le mépris que l’auteur éprouve à son égard. En effet, par un procédé d’antiphrase, Saint-Simon reprend les propos de Mlle Lenclos au style indirect libre, les énonçant ainsi comme des vérités qu’il approuve. Ainsi lorsque qu’il écrit que « cette créature avait usurpé un tel empire », on sent bien que bien que reprenant les paroles de Ninon, il les énonce comme un commentaire qui lui est propre, et souligne ainsi leur caractère révoltant. La forme transmet elle aussi un message. Mais plus encore que reléguer simplement le contenu du souvenir, la forme prend parfois un sens à part entière.

La forme utilisée pour livrer à l’auteur le souvenir peut elle-même prendre sens, et donc ajouter de la force au souvenir même. En effet, l’énonciation choisie, la situation dans laquelle la vie de l’auteur est relatée, l’organisation même qui transforme le souvenir pur en récit de vie, tout le travail de présentation du souvenir prend sens. Il peut venir illustrer l’expérience décrite. Ainsi Primo Levi, lorsqu’il écrit Si c’est un homme, choisit-il de ne pas respecter l’ordre chronologique. Et ce choix n’est absolument pas anodin : il dit lui-même qu’il a besoin de se libérer de son expérience concentrationnaire, et qu’il va avouer, livrer au lecteur ce qui lui pèse le plus. De cette manière la simple énonciation du souvenir, plus spécifiquement l’ordre dans lequel sont livrés les souvenirs, prend un sens à part entière : il s’agit de se libérer de tout ce que l’auteur à vécu. Cette simple organisation place le récit sous le signe de la catharsis, la libération par la parole. Dans ce même livre, Primo Levi fait un choix stylistique apparemment anodin, mais qui prend un sens puissant dans les enjeux de son œuvre. Etant chimiste de formation, il n’était pas destiné à écrire, et c’est l’expérience du camp qui le poussera à publier son autobiographie. Aussi, comme doit le faire tout témoignage, Levi veut décrire et rendre compte de l’horreur des camps. Il aurait pu, et avec raison, laisser libre cours à la puissance de ses sentiments, pour dépeindre une expérience déchirante. Il aurait pu nous souligner l’horreur par des hyperboles, énumération, et autres figures de l’exagération. Mais son choix est de livrer au lecteur l’analyse quasiment scientifique du fonctionnement des camps. Il choisit d’écrire avec la concision et la simplicité qui font ressortir toute la réalité horrible de la guerre, de la barbarie. Et surtout, car c’est là que prend vraiment sens ce choix, il veut par cette écriture dépouillée et presque objective, montrer que son œuvre n’est pas un pamphlet germanophobe, qu’il n’incite nullement à la haine, ou même au reproche, mais il pose, tout en avouant qu’il en veut définitivement au peuple allemand, clairement les données du problème : est-ce qu’un homme auquel on aurait, avec une malice diabolique et un zèle de tortionnaire, enlevé son humanité reste un homme ? En réprimant toute hostilité face à ses bourreaux, Primo Levi élève son expérience historique au rang de problème métaphysique, de réelle question philosophique.

Somme toute, nous avons vu que, comme l’énonce Rousseau dans le Préambule de Neuchâtel, l’autobiographe « se peint », c’est à dire se présente de façon réaliste, et retrace les évènements de sa vie. Cette contrainte de fidélité à la réalité, que Rousseau s’impose affin de donner au lecteur les éléments nécessaires pour le juger, sont contenus dans la définition même de l’autobiographie. Seulement, comme l’affirme Rousseau, « écrire un ouvrage avec soin » revient non pas à se dépeindre mais bien à se « farder » Le travail du souvenir et l’expression artistique de ce souvenir le modifie indubitablement. Mais loin de l’appauvrir ou de la trahir, cette expression artistique enrichit le souvenir en agissant dans son sens, voire même en l’illustrant par la forme. Mais tout art n’est-il pas autobiographique ? Tout artiste ne peint pas sa toile, ne compose pas ses accords ou ne forge pas ses phrases avec sa vie et sa personne ?
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